mercredi 16 octobre 2013

Darkness on the Edge of Town - Bruce Springsteen



Darkness on the Edge of Town est la perle oubliée de Bruce Springsteen, confinée entre deux albums couronnés de succès à savoir Born to Run et The River et pourtant vénérée par les fans les plus assidus du Boss. Resituons le contexte de cet album sorti en 1978, après l'éclatant succès de Born to Run, Bruce est confronté à ses premiers problèmes avec l'industrie musicale. Ayant signé un contrat à la va vite en 1972, il se retrouve coincé avec son manager de l'époque Mike Appel qui lui rappelle ardemment ses engagements et les termes de son contrat. Soucieux de travailler et de s'épanouir avec son nouveau mentor, Jon Landau, Bruce s'engage dans une bataille judiciaire contre sa maison de disque. Cette épreuve difficile ne laisse pas de marbre le jeune compositeur, que l'on a découvert rêveur, romantique et idéaliste avec ses premiers albums. L'innocence s'envole et c'est la dure réalité qui va être transcrite dans l'album, un témoignage de l'opposition des hommes, de la misère sociale et de la solitude. 

Badlands lance les hostilités, un hymne vengeur d'un rockeur désabusé qui nous parle avec mépris de ces personnes qui veulent toujours plus de pouvoir, toujours plus d'argent. Les riches veulent devenir des rois et ces rois ne sont pas satisfaits tant qu'ils ne contrôlent pas le monde. La rancœur est omniprésente et elle s'exprime à travers ce son de guitare agressif et percutant que l'on ne retrouvera plus dans les disques du Boss. Ces terres de désespoirs nous explosent à la face, les souvenirs d'enfance de Bruce remontent et c'est la paternité qui en prend pour son grade à travers Adam Raised a Cain. Des paroles profondes et transcendantes qui nous transportent à travers une fresque de l'Amérique sur fond de malheurs et de mélancolie. Ravagé mais pas totalement anéanti, le héros tente de trouver un échappatoire dans cette solitude ambiante, dans l'obscurité de la nuit sur Something in the Night mais aussi auprès d'une jeune femme. On est déjà loin des chansons à l'eau de rose, idéalisant l'amour, Candy's Room est la chanson la plus puissante et saisissante de Springsteen. Max Weimberg nous massacre tour à tour son charley et sa caisse claire pour une explosion orgamisque au refrain. Il découvre sa chambre, la déshabille, la prend sans penser au lendemain et extériorise toute sa rage dans les tréfonds de la jeune fille. La tension sexuelle redescend avec Racing in the Streets, la phase post-orgasme résumé en une chanson avec le retour à la dure réalité. Le piano de Roy Bittan nous guide sur une ballade mondaine, l'heure est à la tristesse : tous rêves et toutes relations finissent par s'éteindre avec le temps. La routine s'installe dans chaque vie, on se met à brûler à petit feu et même les loisirs les plus dangereux n'apportent plus satisfaction. L'espoir semble reprendre avec The Promised Land, bien plus enjouée et qui délivre l'envie d'y croire, Bruce nous exhorte à nous délivrer de nos peines, des gens qui nous font du mal et de marcher vers la Terre Promise. Néanmoins, ce court passage d'espérance est rapidement mis au placard par la réalité sociale, Factory reprend le thème des liens entre un père et son fils en le liant à la difficile vie d'un prolétaire. Ces ouvriers qui travaillent dans des usines, le travail prend leur quotidien, leur famille et leur vie, un air mélancolique qui colle à merveille avec cette poésie urbaine. Streets Of Fire est criante de solitude, le solo de guitare est encore une fois agressif et percutant accompagné d'un orgue presque funèbre, s'en suit une nouvelle aventure sexuelle avec Prove It All Night dont les versions live de 1978 sont à écouter impérativement. L'album se termine avec le titre éponyme Darkness on the Edge of Town, tous les espoirs et les croyances de notre héros semblent s'effacer, cet homme a tout perdu, son argent, sa copine et ses rêves. Cette chanson pourrait à elle seule résumer la recette formidable de cet album, une mélancolie exprimée de façon puissante, une tristesse extériorisé, des instrumentations qui reflètent les sentiments et la rage de l'auteur.

Darkness on the Edge of Town est une pierre brute, noire comme le basalte, dure comme le granite mais qui peut s'avérer impénétrable comme le diamant pour les non-initiés. Il se rapproche de Nebraska en tant que dépression incarnée, la touche électrique et explosive en plus. Une oeuvre que je ne me lasse jamais d'écouter car elle traduit parfaitement mes ressentis, elle nous expose à nos regrets les plus profonds mais apporte aussi un certain réconfort dans la solitude. Bruce Springsteen met en musique la réalité d'une personne lambda, qui se fait plaquer par sa copine, qui se lève tous les matins pour bosser, qui se fait trahir, qui baise, qui se confronte à des cons, qui vit la noirceur quotidienne. Un disque plein de maturité mais pas celle que l'on espérait plus jeune, un passage vers la vie adulte loin de l'utopie adolescente, la confrontation avec un monde égoïste et parfois vide de sens.